Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
21 décembre 2018 5 21 /12 /décembre /2018 06:21

Source : https://lvsl.fr/le-populisme-et-le-grand-complot-rouge-brun

 

 

Depuis maintenant le début de l’été, une offensive idéologique est en cours pour diaboliser ce qu’on qualifie généralement de « populisme de gauche ». Accusée de brouiller les frontières idéologiques avec l’extrême-droite, voire de conduire à une dérive autoritaire ou analogue au césarisme, l’hypothèse populiste serait un danger mortel pour la démocratie [1]. Pire encore, pour ceux qui s’identifient à gauche, le populisme consisterait à abandonner le « sociétal » au profit du « social ». En faisant primer la question sociale et en hiérarchisant les « luttes », il faudrait alors s’adresser en priorité à l’électorat populaire du Front national et ranger au placard féminisme, droits LGBT, écologie, lutte contre le racisme, etc. Ce débat est en réalité à côté de la plaque. Explications.

La France tributaire du vieux débat entre la gauche jacobino-marxiste et la deuxième gauche.

La France n’a toujours pas digéré l’innovation intellectuelle de l’école populiste, sur laquelle on reviendra plus loin. Il est d’abord nécessaire d’aborder le contexte idéologique actuel. On oppose régulièrement la gauche jacobino-marxiste à la deuxième gauche, issue de la critique artiste de Mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, les droits LGBT pour ne citer qu’eux. La première accuse la seconde d’avoir été digérée par le néolibéralisme, qui a incorporé une partie des nouvelles demandes d’égalité et de démocratie. Ce processus culminerait avec la note de 2011 de Terra Nova qui faisait d’un conglomérat de minorités la base de la nouvelle majorité électorale de la gauche dite « libérale-libertaire » et individualiste. La seconde critique la première pour sa vision dépassée de l’État et des organisations, son patriotisme, mais aussi pour son retard et sa négation des revendications égalitaires des minorités. Bref, le terme utilisé est « rouge-brun » pour qualifier une alliance de positions sociales progressistes et de dispositions plus ou moins réactionnaires sur le plan des valeurs. Ce débat faisait déjà rage avant l’élection présidentielle de 2017, mais il a pris une nouvelle forme avec l’émergence du populisme comme thématique du débat intellectuel. Ce serait, pour donner des exemples, une opposition de type : Jean-Pierre Chevènement contre Clémentine Autain ; Christophe Guilly contre Éric Fassin, etc.

Nous vivons cependant un paradoxe intellectuel particulièrement cocasse. En effet, à l’occasion de la mise en œuvre d’une stratégie que l’on pourrait qualifier de populiste de la part de la France insoumise, une grande partie de la tradition de la gauche jacobine et marxiste s’est ralliée à une stratégie largement influencée par… la deuxième gauche. Ce paradoxe est doublé du fait que la deuxième gauche s’est fortement méfiée d’une telle stratégie et a maintenu ses distances théoriques et pratiques malgré sa participation à la campagne de la France insoumise pour certaines de ses composantes comme Ensemble.

L’origine théorique du populisme de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau.

Les travaux de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau s’inscrivent dans la tradition postmoderne qui a fortement critiqué le marxisme orthodoxe et son incapacité à incorporer les demandes des nouveaux mouvements sociaux : féminisme, antiracisme, droits LGBT, etc. En faisant de l’appartenance de classe le fondement d’un sujet révolutionnaire privilégié, l’essentialisme marxiste issu de la tradition intellectuelle de la seconde internationale ou du stalinisme était incapable de penser l’articulation entre les différentes luttes « sociales » et « sociétales ». Dans la lignée de François Furet et de la critique anti-totalitaire, Mouffe et Laclau critiquent la gauche jacobine et léniniste qui postule une volonté unifiée d’un sujet révolutionnaire qui préexisterait à toute opération politique et discursive. C’est en particulier le cas dans Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985, ouvrage au sein duquel les auteurs s’emploient à déconstruire les présupposés essentialistes au profit d’une vision contingente et discursive de la politique : un sujet politique se construit par l’articulation de demandes sociales hétérogènes. Il ne préexiste pas à l’action politique.

Comment la gauche jacobino-marxiste a-t-elle pu se rallier à une stratégie aussi éloignée de ses propres présupposés théoriques rationalistes ? Nous avons notre propre idée à ce sujet. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont insisté sur la puissance des « signifiants vides »[2] et des « signifiants flottants »[3] – comme les signifiants patriotiques – et sur le rôle clé du leader comme modalité d’unification esthétique et symbolique pour agglomérer et articuler des demandes très différentes et potentiellement en tension : féminisme, écologie, justice sociale, souveraineté, démocratie, antiracisme, etc. L’opposition entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, l’utilisation du terme « peuple », la question de la démocratie et de la reconquête de la souveraineté, portées par un leader charismatique, sont des points communs avec la tradition jacobine telle qu’elle nous a été léguée par la Révolution française. Ce ralliement est donc en quelque sorte opportuniste et conduit à une forme de syncrétisme qui n’est pas nécessairement cohérent. Beaucoup de ceux qui prônent une stratégie dite « populiste » ne se sont pas pour autant approprié ses présupposés théoriques.

Dans La raison populiste, publié en 2005, Ernesto Laclau propose une analyse du populisme qui renvoie à des logiques présentes dans des phénomènes tels que le jacobinisme français. Il analyse le péronisme, qui est une construction politique au sein de laquelle la logique populiste atteint son paroxysme. Ce phénomène argentin a de nombreux points communs avec le jacobinisme. Ce type de moment politique fait primer la logique de « l’équivalence »[4] sur la logique de la « différence »[5]. En d’autres termes, ce sont des moments politiques où de nombreuses demandes sociales hétérogènes acquièrent une unité sous un certain rapport. Cette unité n’est jamais complète et achevée. Les demandes peuvent cependant entrer en tension et la chaîne d’équivalence peut se rompre. Par exemple, pendant la Révolution française, les tensions entre les demandes de la bourgeoisie et celles des sans culottes étaient un des éléments de potentielle déstructuration du sujet révolutionnaire. De la même façon, le péronisme a été travaillé par la tension entre le capital et le travail, entre sa dimension révolutionnaire et sa dimension conservatrice. L’unité n’est donc jamais donnée, elle est toujours précaire, car les demandes sont à la fois partiellement compatibles et partiellement incompatibles. Et c’est là où intervient le travail d’unification politique et esthétique qui permet ex post la compatibilité et l’articulation entre les demandes.

La méfiance de la deuxième gauche.

À l’inverse, on peut se demander pourquoi ce qu’on peut vaguement qualifier de deuxième gauche ou de gauche mouvementiste, est rétive à une option théorique qui rejoint fortement un de ses leitmotivs : intégrer et penser les nouveaux mouvements sociaux dans une perspective contre-hégémonique. Une série de points nodaux bloquent jusqu’ici l’appropriation de la théorie populiste par cette tradition. Il y a tout d’abord le rapport à la patrie comme élément à resignifier de façon ouverte et inclusive. La tradition de la deuxième gauche est particulièrement méfiante à l’égard du patriotisme, qui est perçu comme intrinsèquement exclusif et aboutissant inéluctablement à un repli sur soi et à des positions anti-immigration. Ensuite, il y a évidemment la place centrale du leader qui est la clef de voûte de l’unification symbolique et identificatoire d’un sujet politique. Enfin, il y a la dimension de reconquête de la souveraineté intrinsèque à toute stratégie populiste. En effet, la question démocratique est la demande la plus forte qui s’exprime dans les moments populistes. Cette reconquête de la démocratie, lorsqu’elle opère dans des États-nation européens, se traduit souvent par des positions eurosceptiques étrangères aux positions de la deuxième gauche. En France, c’est particulièrement le cas puisqu’on sait le rôle qu’a eu la deuxième gauche dans la substitution de l’utopie socialiste par l’utopie européenne.

En conséquence, bien que de nombreux présupposés théoriques du populisme soient proches de ceux de la deuxième gauche, la manifestation concrète du moment populiste se fait à contre-courant de l’imaginaire de celle-ci. En découle une suspicion sur la capacité d’une stratégie populiste qualifiée « de gauche » à articuler les demandes des minorités. Cet arc qui doute va d’une partie du NPA à Benoît Hamon, en passant par Ensemble. Cette suspicion est renforcée par l’appropriation par la première gauche d’une partie de l’option théorique populiste. En d’autres termes : « tout ce que touche l’adversaire est suspect ».

Disons le d’emblée, tous ceux qui rejouent le vieux match de la première et de la deuxième gauche, du marxisme et du postmodernisme, mènent un combat d’arrière-garde. Aucune de ces deux options théoriques n’est aujourd’hui capable de construire une volonté collective suffisamment forte pour se traduire en majorité populaire et en victoire électorale.

L’enjeu est au contraire de définir de nouvelles identités politiques débarrassées des pollutions théoriques et des héritages liés aux diverses positions instituées dans le champ politique depuis trente ans. Il est en réalité possible de rendre compatibles la restauration de la verticalité et du rôle protecteur de l’État tout en développant les espaces d’horizontalité ; de redonner son caractère central à la question sociale – qui ne concerne pas que les « ouvriers blancs » ! – tout en défendant les droits LGBT, le féminisme et l’antiracisme dans un même mouvement ; d’assumer la demande de souveraineté et de protection tout en faisant de l’écologie un élément fondamental du projet de pays que l’on propose.

Les conditions de cette compatibilité.

Comme nous l’avons expliqué, cette compatibilité n’est pas donnée ex ante. Il ne suffit pas de clamer « convergence des luttes » pour que celles-ci convergent. Il ne suffit pas de dire que les droits LGBT et le féminisme vont avec la question sociale pour que ce soit le cas. Ces demandes sont toutes des terrains de lutte hégémonique. La question LGBT peut tout à fait être resignifiée de façon réactionnaire. Les exemples ne manquent pas : Geert Wilders aux Pays-Bas n’hésite pas à s’approprier la défense des droits LGBT en expliquant que les musulmans constituent une menace existentielle contre eux ; l’AfD met en avant l’homosexualité d’Alice Weidel, leader du parti, pour l’opposer à la menace de « l’invasion migratoire », etc. Ce que nous disons par là, c’est que même les demandes les plus intrinsèquement progressistes dans notre imaginaire peuvent faire l’objet d’un travail hégémonique d’incorporation partielle par l’adversaire, de telle sorte qu’il puisse lui donner ex post un contenu réactionnaire. C’est donc le cas de toutes les demandes : la question sociale, la démocratie, le féminisme, l’écologie, la sécurité, l’antiracisme, etc. Elles peuvent toutes faire l’objet d’un travail d’appropriation et de resignification réactionnaire. Un projet contre-hégémonique à l’ordre néolibéral doit donc proposer non pas un ensemble de combats sectoriels et parcellisés, mais une modalité concrète d’articulation entre eux. Car la compatibilité n’est jamais que le résultat d’un travail esthétique, politique et discursif [6] d’articulation de ces différentes demandes.

Nous y voici. Comment articuler la souveraineté avec la question sociale, l’écologie, les droits LGBT et le féminisme ? Comment faire en sorte que des demandes différentes deviennent, sous un certain rapport face à l’ordre néolibéral, équivalentes. L’appareil théorique constructiviste de l’école populiste nous y aide, même s’il n’y a jamais de réponse définitive à ce problème et qu’il se pose toujours différemment en fonction de la conjoncture et de l’état de la lutte hégémonique.

Le piège est souvent de poser la question sous la forme suivante : faut-il hiérarchiser les « luttes » ou faut-il toutes les mener en même temps ? Ce dilemme, sur le plan purement stratégique, n’a aucun sens. Hiérarchiser revient à donner plus ou moins de légitimité à celles-ci. La tentation de vouloir imposer un thème particulier comme « hiérarchiquement prioritaire » est récurrente, mais constitue une erreur si l’on souhaite construire un sujet majoritaire et pluriel. En opposition à cette logique qui prend le risque de masquer ou de reléguer certaines questions, s’est développé un discours selon lequel il faut mener les luttes toutes en même temps, sans se poser la question de leur articulation.

L’articulation exige autre chose qu’une addition ou qu’une hiérarchisation des demandes. L’articulation est un exercice qui consiste à saisir ce qui, dans chaque demande, peut être relié aux autres demandes en réduisant au maximum les frictions. Étant donné le caractère hétérogène des demandes, leurs différences qualitatives peuvent conduire à des tensions entre elles. La question est dès lors : comment traiter chaque demande et les relier de telle sorte que leurs différences qualitatives s’aplatissent et permettent leur équivalence ? Comment éviter que l’hétérogénéité ne prenne le pas et fasse exploser la chaine d’équivalence et les parcellisent ? Cela implique une certaine forme d’agencement du discours et des demandes. On ne peut traduire politiquement l’intégralité de chaque demande sociale, quelle qu’elle soit, sans quoi elles ne seraient pas hétérogènes et différentes. Concilier cette hétérogénéité est l’art difficile de la politique et de la création d’une volonté collective. L’articulation s’oppose ainsi à la fois à la hiérarchisation et à l’addition. Ajoutons à cela qu’une volonté collective, lorsqu’elle se constitue, devient davantage que la somme des parties qui la compose. Le sujet populiste s’autonomise ainsi partiellement de ses parties.

La construction d’une volonté collective majoritaire.

Il y a au moins trois éléments qui permettent de lier des demandes entre elles. Tout d’abord, la question démocratique, qui est transversale à l’ensemble des demandes et qui permet donc d’opérer un travail de captation partielle de chacune de celles-ci. Proposer un projet de pays, patriotique, populaire, pluraliste et inclusif est fondamental pour faire converger vers le même horizon transcendant et positif l’ensemble de ces aspirations.  Ensuite, il y a la désignation de l’adversaire commun et de son monde : l’oligarchie, les élites, le vieux monde, etc. L’adversaire commun joue le fameux rôle de l’extérieur constitutif, qui permet, par son altérité, d’unifier un corps hétérogène. Mais surtout, le chaînon qui est capable d’universaliser ces différentes demandes, de les faire passer d’un statut d’aspiration particulière à celui d’enjeu universel, est la présence d’un leader qui les cristallise à la fois sur le plan politique et sur le plan esthétique.

Ces éléments ne sauraient constituer une recette, mais une hypothèse. C’est en tout cas celle d’une stratégie qui consisterait à radicaliser la démocratie afin d’offrir une contre-hégémonie à un pays qui a trop longtemps souffert d’un ordre injuste qui nous plonge tous vers l’anomie. Elle nous semble beaucoup plus séduisante que l’éternelle opposition entre les qualifiés « gauchistes » et autres « rouges-bruns », qui mourra avec la vieille gauche.

Adhérer à cette perspective implique de poser plus de questions que de réponses sur la marche à suivre. Ces dernières ne sont jamais que contingentes, contextuelles et limitées. Ce travail de réflexion stratégique et intellectuelle nous semble être un préalable à toute conquête du pouvoir.

[1] C’est tout le contraire puisque la logique populiste s’exprime lorsque les demandes démocratiques sont frustrées par des institutions ou un système qui tend à devenir oligarchique. Ernesto Laclau considère que c’est « l’activité politique par excellence ».

[2] Opérateur symbolique qui permet la construction d’une identité populaire dès lors que la frontière politique antagonique est établie. C’est, par excellence, le cas du leader pour Ernesto Laclau.

[3] Signifiant dont la signification est en suspens.

[4] Logique qui ne s’exprime que lorsque le champ social est divisé en deux camps

[5] Logique qui ne nécessite pas de frontière politique antagonique, et qui permet dès lors la gestion des demandes frustrées par une logique d’administration du particulier.

[6] Le discursif ne renvoie pas à la simple rhétorique ! C’est l’ensemble des pratiques qui ont un effet symbolique, cela concerne donc des champs beaucoup plus larges que la rhétorique, même si le terme peut porter à confusion.

 

Partager cet article
Repost0
16 décembre 2018 7 16 /12 /décembre /2018 07:19

Source : https://www.liberation.fr/debats/2018/12/03/gilets-jaunes-une-reaction-a-l-explosion-des-inegalites-entre-les-super-riches-et-les-classes-moyenn_1695788

*

Pour la philosophe Chantal Mouffe, inspiratrice de la France insoumise, Macron incarne le stade suprême de la post-politique néolibérale: c'est pourquoi l'opposition ne peut passer que par la rue.

 

Professeure à l’Université de Westminster, à Londres, la philosophe belge a théorisé le «populisme de gauche», concept-clé pour comprendre les évolutions de la gauche radicale. Elle prône une vision conflictuelle de la démocratie.

*
Le mouvement des gilets jaunes est-il un populisme ?

On vit clairement une situation populiste. Par populiste, il faut entendre l’établissement d’une frontière politique entre ceux d’«en bas», «nous», le peuple, et ceux d’«en haut», la «caste». Cette construction d’une nouvelle frontière est le résultat de l’émergence de toute une série de résistances à trente années d’hégémonie néolibérale qui ont instauré une post-démocratie. Cette post-démocratie se caractérise par la crise de la représentation politique et la crise du système économique néolibéral. D’abord, les citoyens ont le sentiment de ne pas avoir de véritable choix entre les différentes offres politiques, ils ne distinguent plus le centre droit du centre gauche. Et se demandent pourquoi aller voter. C’est un mouvement de fond commun à toute l’Europe occidentale. C’est ce que j’appelle «l’illusion du consensus» : les individus ont l’impression d’être oubliés, ils veulent qu’on les écoute. L’un des slogans des «Indignados» en Espagne était : «Nous avons un vote, mais nous n’avons pas de voix.» Il s’agit ensuite d’une réaction à «l’oligarchisation» de la société et qui se caractérise par l’explosion des inégalités économiques, entre un groupe de super riches et la classe moyenne.

Pourquoi les gilets jaunes se focalisent-ils sur Macron ?

Ce mouvement ne peut pas avoir de solution à long terme sans une profonde transformation. Or, la politique d’Emmanuel Macron essaye de renforcer la politique néolibérale qui a engendré la contestation actuelle. Il considère que le problème de la France est de ne pas avoir été suffisamment loin dans les réformes, notamment dans la remise en question de l’État-providence dans la droite lignée de la politique de la troisième voie engagée par Tony Blair en Angleterre. Macron est le stade suprême de cette post-politique. Non seulement, il est un président mal élu. Mais en plus, il a réussi à neutraliser l’Assemblée en gagnant une majorité écrasante de députés, rendant le travail de ses membres obsolète. De fait, il ne reste plus que la rue pour s’opposer à la politique du gouvernement.

Sur quel type de mouvement politique les gilets jaunes peuvent-ils déboucher ?

Cette forme antipolitique peut être articulée dans la direction d’un populisme de droite ou celle d’un populisme de gauche. J’ose croire que la tournure actuelle des événements ouvre des perspectives vers un mouvement politique populiste de gauche. Le fait que les collectifs antiracistes comme le comité Adama et le Comité Rosa-Parks se soient mêlés aux manifestants de la France périurbaine ce samedi va dans ce sens. Cela montre qu’il y a déjà une jonction entre une France rurale, qui a initié le mouvement, et les quartiers populaires. Ils ont compris qu’ils avaient des intérêts communs. Toute la question est de savoir comment ces revendications vont être articulées.

Que manque-t-il pour que ces prémices insurrectionnelles se concrétisent politiquement ?

C’est tout le propos de François Ruffin qui veut allier la petite bourgeoisie intellectuelle, les gens de Nuit Debout pour le dire vite, aux gilets jaunes. Si ces deux composantes ne parviennent pas à s’articuler aux revendications féministes, antiracistes et ouvrières, les possibilités de construire politiquement un peuple de gauche seront très limitées.

Les gilets jaunes doivent-ils s’organiser autour d’un leader ?

Pas nécessairement. Même si, selon moi, un chef, au moins symbolique, peut parvenir à cristalliser les affects qui s’expriment dans la colère sociale. A-t-on déjà vu un mouvement politique important sans leader ? Son rôle pourrait permettre de mobiliser les passions collectives. Car le mouvement des gilets jaunes rappelle combien les émotions sont importantes en politique. Ce que les technocrates ont totalement oublié.

Peut-on le comparer au Mouvement Cinq Etoiles en Italie ?

Le caractère nébuleux et horizontal du mouvement avec comme pour seul adversaire Macron rappelle en effet les origines du Mouvement Cinq Etoiles. Comme lui, il n’est ni de droite ni de gauche et prend pour le moment une forme hétéroclite et antipolitique. C’est un rejet de tout ce qui à avoir avec les partis politique et ce qui représente l’establishment. Si les gilets jaunes ne trouvent pas de forme politique institutionnelle, il n’est pas dit qu’il ne prenne pas une tournure dangereuse. C’est ce qu’il s’est passé avec Cinq Etoiles. Depuis son entrée au gouvernement, le mouvement adopte une posture droitière. C’est un enjeu auquel sera confronté le mouvement des gilets jaunes s’il perdure.

Par Simon Blin

Partager cet article
Repost0
12 avril 2017 3 12 /04 /avril /2017 18:53

E. Macron ou le populisme d'extrême-centre, par Romaric Godin de la Tribune

- http://www.latribune.fr/economie/presidentielle-2017/emmanuel-macron-ou-le-populisme-d-extreme-centre-617015.html

 Cette suite à l’article qui précède, par Xipetotec dans Médiapart

 *

Christophe Ventura : « Si le populisme de gauche n’assume pas de briser le mur européen, il raconte des histoires aux enfants », paru dans Le vent se lève ; où il est encore question de Macron et du populisme d’extrême-centre, plus largement du populisme

*

Pour en revenir à Macron : Le populisme d’E. Macron, essai de définition

 

 

 

Partager cet article
Repost0
29 mars 2017 3 29 /03 /mars /2017 18:39

En quelques mots rapides.

Un peuple est une construction politique, il est différemment construit par un populisme de droite et de gauche, ce qui induit que les notions de droite et gauche ne sont pas obsolètes dans le populisme.

Macron représente la vieille politique du consensus à la Tony Blair dont on a vu ce qu’elle a donné. Il n’est en aucune manière un rempart contre le FN, bien au contraire.

Vient également une analyse de la stratégie et du contenu politique de la France insoumise avec J-L Mélenchon.

Sont également rappelés les fondamentaux du populisme (construction du peuple, dissensus, affects)

Etc. …

 Exergue

 *

Lien radio : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/la-gauche-et-le-peuple

 

Partager cet article
Repost0
27 novembre 2016 7 27 /11 /novembre /2016 17:54

 Source :  http://sites.arte.tv/square/fr/t-besoin-dun-populisme-de-gauche-square

 **

 **

 

 

 
 

 

 
 

 

 
 
 

 

 
 

 

 

Les populismes font trembler l'establishment politique de nos démocraties vieillissantes. Aux Etats-Unis avec Donald Trump et partout en Europe, le populisme de droite semble triompher. Le populisme de gauche doit-il faire contrepoids ?

 

Les invités :

Chantal Mouffe, philosophe, travaille à penser et créer des partis populistes de gauche, car pour elle, le succès des partis d'extrême droite prônant les valeurs d'identité ou de souveraineté nationale révèle une vérité. Ceux-ci ont compris la dimension affective de la politique. La notion de combat est dans l’étymologie même du mot « démocratie » et la constitution d’adversaires est essentielle.

Avec son mari Ernesto Laclau, Chantal Mouffe a été l’une des inspiratrices du mouvement Podemos en Espagne. Née en 1943 à Charleroi, en Belgique, elle enseigne au département de Sciences Politiques et de Relations Internationales à l'Université de Westminster, à Londres. 

Fabienne Brugère, philosophe aussi, considère la récente émergence d’une société individualiste prise dans les situations complexes actuelles. Pour elle, les populismes de droite ou de gauche sont simplificateurs. Elle prône plutôt le rassemblement de gens de sensibilités diverses au nom d’une cause juste qui les engage collectivement. Les associations, les réseaux sociaux ont changé les pratiques politiques. Elle parle d’une « bienveillance », qui apporterait une adéquation à des valeurs individuelles.

Elle est née en 1964 à  Nevers et enseigne à Paris 8. Elle s’est engagée pendant six ans dans des structures de démocratie participative à Bordeaux.

 **

 **

Le débat : 26’ : https://www.youtube.com/watch?v=CBd__dUOCPY

 

Partager cet article
Repost0
4 novembre 2016 5 04 /11 /novembre /2016 17:48

Ah ! le populisme. Que ne dit-on pas à son propos ! Aussi vous est-il chaudement recommandé la lecture des 3 textes ci-dessous (Rancière, Traverso et Stiegler).

Et puis, en complément : un échange (en 3 courtes vidéos) qui a eu lieu il y a déjà quelques années entre Julliard et Mélenchon où il commence à être question de populisme et dont l’intitulé est : Le peuple a-t-il toujours raison ? (1).

Exergue  

 **

 **

Source : http://www.slate.fr/story/71963/populiste-injure-politique-partis

 *

Le mot «populisme» a beaucoup servi ces derniers mois. Il a été prononcé à propos des attaques contre l’islam de Marine Le Pen, de la dénonciation des élites de Jean-Luc Mélenchon, de la transformation des Roms en boucs émissaires par Nicolas Sarkozy… De quoi est donc fait ce populisme qui frappe les démocraties occidentales ? Libération a sollicité trois philosophes: Jacques Rancière qui critique la notion même de populisme. Enzo Traverso qui  s’inquiète de la montée de l’islamophobie et Bernard Stiegler qui analyse le «populisme industriel» né du passage de la démocratie de l’écrit à la société de l’image analogique.

 *

 *

 

Texte de J. Rancière

*

Non, le peuple n’est pas une masse brutale et ignorante

*

«Il ne se passe pas de jour où l’on n’entende dénoncer les risques du populisme. Il n’est pas pour autant facile de saisir ce que le mot désigne. Qu’est-ce qu’un populiste ? A travers tous les flottements du mot, le discours dominant semble le caractériser par trois traits essentiels : un style d’interlocution qui s’adresse directement au peuple par-delà ses représentants et ses notables ; l’affirmation que gouvernements et élites dirigeantes se soucient de leurs propres intérêts plus que de la chose publique ; une rhétorique identitaire qui exprime la crainte et le rejet des étrangers.

Il est clair pourtant qu’aucune nécessité ne lie ces trois traits. Qu’il existe une entité appelée peuple qui est la source du pouvoir et l’interlocuteur prioritaire du discours politique, c’est la conviction qui animait les orateurs républicains et socialistes d’antan. Il ne s’y lie aucune forme de sentiment raciste ou xénophobe. Que nos politiciens pensent à leur carrière plus qu’à l’avenir de leurs concitoyens et que nos gouvernants vivent en symbiose avec les représentants des grands intérêts financiers, il n’est besoin d’aucun démagogue pour le proclamer. La même presse qui dénonce les dérives «populistes» nous en fournit jour après jour les témoignages les plus détaillés. De leur côté, les chefs d’Etat et de gouvernement dits «populistes», comme Silvio Berlusconi ou Nicolas Sarkozy, se gardent bien de propager l’idée «populiste» que les élites sont corrompues. Le terme «populisme» ne sert pas à caractériser une force politique définie. Il ne désigne pas une idéologie ni même un style politique cohérent. Il sert simplement à dessiner l’image d’un certain peuple.

Car «le peuple» n’existe pas. Ce qui existe ce sont des figures diverses, voire antagoniques du peuple, des figures construites en privilégiant certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacités ou incapacités. La notion de populisme construit un peuple caractérisé par l’alliage redoutable d’une capacité - la puissance brute du grand nombre - et d’une incapacité - l’ignorance attribuée à ce même grand nombre. Pour cela, le troisième trait, le racisme, est essentiel. Il s’agit de montrer à des démocrates toujours suspects d’«angélisme», ce qu’est en vérité le peuple profond : une meute habitée par une pulsion primaire de rejet qui vise en même temps les gouvernants qu’elle déclare traîtres, faute de comprendre la complexité des mécanismes politiques, et les étrangers qu’elle redoute par attachement atavique à un cadre de vie menacé par l’évolution démographique, économique et sociale. La notion de populisme remet en scène une image du peuple élaborée à la fin du XIXe siècle par des penseurs comme Hippolyte Taine et Gustave Le Bon, effrayés par la Commune de Paris et la montée du mouvement ouvrier : celle des foules ignorantes impressionnées par les mots sonores des «meneurs» et menées aux violences extrêmes par la circulation de rumeurs incontrôlées et de frayeurs contagieuses.

Ces déchaînements épidémiques de foules aveugles entraînées par des leaders charismatiques sont-ils vraiment à l’ordre du jour chez nous ? Quels que soient les griefs exprimés tous les jours à l’égard des immigrés et notamment des «jeunes des banlieues», ils ne se traduisent pas en manifestations populaires de masse. Ce qu’on appelle racisme aujourd’hui dans notre pays est essentiellement la conjonction de deux choses. Ce sont d’abord des formes de discrimination à l’embauche ou au logement qui s’exercent parfaitement dans des bureaux aseptisés. Ce sont ensuite des mesures d’Etat dont aucune n’a été la conséquence de mouvements de masse : restrictions à l’entrée du territoire, refus de donner des papiers à des gens qui travaillent, cotisent et paient des impôts en France depuis des années, restriction du droit du sol, double peine, lois contre le foulard et la burqa, taux imposés de reconduites à la frontière ou de démantèlements de campements de nomades. Ces mesures ont pour but essentiel de précariser une partie de la population quant à ses droits de travailleurs ou de citoyens, de constituer une population de travailleurs qui peuvent toujours être renvoyés chez eux et de Français qui ne sont pas assurés de le rester.

Ces mesures sont appuyées par une campagne idéologique, justifiant cette diminution de droits par l’évidence d’une non-appartenance aux traits caractérisant l’identité nationale. Mais ce ne sont pas les «populistes» du Front national qui ont déclenché cette campagne. Ce sont des intellectuels, de gauche dit-on, qui ont trouvé l’argument imparable : ces gens-là ne sont pas vraiment français puisqu’ils ne sont pas laïques.

Le récent «dérapage» de Marine Le Pen est à cet égard instructif. Il ne fait en effet que condenser en une image concrète une séquence discursive (musulman = islamiste = nazi) qui traîne un peu partout dans la prose dite républicaine. L’extrême droite «populiste» n’exprime pas une passion xénophobe spécifique émanant des profondeurs du corps populaire ; elle est un satellite qui monnaye à son profit les stratégies d’Etat et les campagnes intellectuelles distinguées. L’Etat entretient le sentiment permanent d’une insécurité qui mêle les risques de la crise et du chômage à ceux du verglas ou du formamide pour faire culminer le tout dans la menace suprême de l’islamiste terroriste. L’extrême droite met les couleurs de la chair et du sang sur le portrait standard dessiné par les mesures ministérielles et la prose des idéologues.

Ainsi ni les «populistes» ni le peuple mis en scène par les dénonciations rituelles du populisme ne répondent-ils vraiment à leur définition. Mais peu importe à ceux qui en agitent le fantôme. L’essentiel, pour eux, est d’amalgamer l’idée même du peuple démocratique à l’image de la foule dangereuse. Et d’en tirer la conclusion que nous devons nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte aux totalitarismes. «Mieux vaut une république bananière qu’une France fasciste», disait un des plus sinistres slogans antilepénistes d’avril 2002. Le battage actuel sur les dangers mortels du populisme vise à fonder en théorie l’idée que nous n’avons pas d’autre choix.»

Jacques Rancière Philosophe

 **

 **

Texte de Enzo Traverso

*

L’ISLAMOPHOBIE EST À LA SOURCE DU NOUVEAU POPULISME DE DROITE

*

 «Les mutations connues par l’extrême droite en ce début du XXIe siècle - en gros, depuis la chute du mur de Berlin - bouleversent nos catégories analytiques traditionnelles, souvent inadaptées face à un phénomène nouveau. Le premier lieu commun à réviser est celui qui identifie l’extrême droite au fascisme. Ce dernier en fut la matrice partagée pendant des décennies - au moins jusqu’à la fin des années 1980 -, mais cela est beaucoup moins évident aujourd’hui. Il reste une référence incontestable pour plusieurs mouvements nationalistes apparus en Europe centrale et orientale après la dissolution de l’Empire soviétique. Renouant avec une histoire interrompue en 1945, ils prônent un anticommunisme radical hérité des nationalismes d’avant-guerre et alimenté par quatre décennies de socialisme réel. Tantôt ils revendiquent une filiation à l’égard des dictatures des années 1930, comme Jobbik en Hongrie, qui reprend l’héritage des Croix-Fléchées et cultive la mémoire du maréchal Horthy ; tantôt ils exhument une ancienne mythologie revancharde et expansionniste, comme le Parti de la grande Roumanie ou le Parti croate du droit (HSP), continuateur du mouvement oustachi d’Ante Pavelic.

En Europe occidentale, cependant, le fascisme est pratiquement inexistant, en tant que force politique organisée, dans les pays qui en ont été le berceau historique. En Allemagne, l’influence sur l’opinion des mouvements néonazis est presque nulle. En Espagne, où le legs du franquisme a été recueilli par le Parti populaire, national-catholique et conservateur, les phalangistes sont une espèce en voie d’extinction. En Italie, nous avons assisté à un phénomène paradoxal : la réhabilitation du fascisme dans le discours public et même dans la conscience historique d’un segment significatif de la population - l’antifascisme était le code génétique de la «Première République», pas de l’Italie de Berlusconi - a coïncidé avec une métamorphose profonde des héritiers de Mussolini. Futur et Liberté pour l’Italie (FLI), le parti que vient de lancer leur leader, Gianfranco Fini, se présente comme une droite libérale, réformiste et «progressiste» qui s’attaque au conservatisme politique de Berlusconi et à l’obscurantisme culturel de la Ligue du Nord. Tout en se situant bien plus à droite dans l’échiquier politique français, le Front national essaie, sous l’impulsion de Marine Le Pen, de s’affranchir de l’image traditionnelle d’une extrême droite faite de partisans de la Révolution nationale, d’intégristes catholiques et de nostalgiques de l’Algérie française. Si une composante fascisante demeure en son sein, elle n’est pas hégémonique.

Le déclin de la tradition fasciste laisse toutefois la place à l’essor d’une extrême droite de type nouveau, dont l’idéologie intègre les mutations du XXIe siècle. Dans le sillage de Jean-Yves Camus, plusieurs chercheurs ont souligné ses traits inédits : l’abandon du culte de l’Etat au profit d’une vision du monde néolibérale axée sur la critique de l’Etat-providence, la révolte fiscale, la dérégulation économique et la valorisation des libertés individuelles, opposées à toute interférence étatique. Le refus de la démocratie - ou son interprétation dans un sens plébiscitaire et autoritaire - ne s’accompagne pas toujours du nationalisme qui, dans certains cas, est troqué pour des formes d’ethnocentrisme remettant en cause le modèle de l’Etat-nation, comme le montrent la Ligue du Nord italienne ou l’extrême droite flamande. Ailleurs, le nationalisme prend la forme d’une défense de l’Occident menacé par la mondialisation et le choc des civilisations. Le cocktail singulier de xénophobie, d’individualisme, de défense des droits des femmes et d’homosexualité assumée que Pim Fortuyn avait concocté aux Pays-Bas en 2002, a été la clef d’une percée électorale durable. Des traits similaires caractérisent d’autres mouvements politiques en Europe du Nord comme le Vlaams Belang en Belgique, le Parti populaire danois et l’extrême droite suédoise, qui vient de faire son entrée au Parlement de Stockholm. Mais nous les retrouvons aussi - bien que mélangés à des stéréotypes plus traditionalistes - chez le Parti libéral autrichien (dont le leader charismatique fut Jörg Haider) qui s’est imposé, lors des élections d’octobre, comme la deuxième force politique à Vienne (27% des voix).

L’élément fédérateur de cette nouvelle extrême droite réside dans la xénophobie, déclinée comme un rejet violent des immigrés et, plus particulièrement, de l’islam. Véritable axe structurant de leur propagande, l’islamophobie joue pour ces mouvements le rôle qui fut jadis celui de l’antisémitisme pour les nationalismes et les fascismes d’avant la Seconde Guerre mondiale. La mémoire de la Shoah - une perception historique de l’antisémitisme au prisme de son aboutissement génocidaire - tend à obscurcir ces analogies pourtant évidentes. Le portrait de l’arabo-musulman brossé par la xénophobie contemporaine ne diffère pas beaucoup de celui du juif construit par l’antisémitisme au début du XXe siècle. Dans les deux cas, les pratiques religieuses, culturelles, vestimentaires et alimentaires d’une minorité ont été mobilisées afin de construire le stéréotype négatif d’un corps étranger et inassimilable à la communauté nationale. Sur le plan politique, le spectre du terrorisme islamiste a remplacé celui du judéo-bolchevisme. Aujourd’hui, l’antisémitisme demeure un trait distinctif des nationalismes d’Europe centrale, où l’islam est quasi inexistant et le tournant de 1989 a revitalisé les vieux démons (toujours présents, même là où il n’y a plus de juifs), mais il a presque disparu du discours de l’extrême droite occidentale (qui parfois affiche ses sympathies à l’égard d’Israël).

Au fond, la phobie du voile islamique, l’obsession des minarets et l’identification des populations migrantes (ou, selon l’expression conventionnelle, «issues de l’immigration») aux classes dangereuses, ne font que reproduire sous une forme nouvelle, culturaliste plutôt que scientiste, un mécanisme ancien de rejet social et d’exclusion morale que Erving Goffman avait résumé par le concept de stigma. Ses manifestations extérieures sont aujourd’hui inédites, mais sa fonction n’a pas changé. Et même ses matériaux sont parfois empruntés à un imaginaire colonial qui a toujours servi à définir, négativement, des «identités» fragiles ou incertaines, fondées sur la peur de l’étranger (l’envahisseur et l’ennemi).

Cette nouvelle extrême droite «défascisée» prend alors la forme du populisme. Le concept, comme chacun sait, est vague, élastique, ambigu, voire détestable lorsqu’il est utilisé pour affirmer le mépris aristocratique à l’égard du peuple. Reste que les percées électorales fréquentes de cette nouvelle extrême droite prouvent sa capacité à trouver un consensus auprès des classes laborieuses et des couches les plus démunies. Le populisme de droite - Ernesto Laclau l’a bien souligné - s’alimente du désarroi d’un peuple qui a été abandonné par la gauche, dont la tâche devrait être celle de l’organiser et le représenter. Le populisme, enfin, est une catégorie transversale qui indique une frontière poreuse entre la droite et l’extrême droite. Si quelqu’un avait des doutes à ce sujet, Nicolas Sarkozy s’est chargé de les dissiper depuis son élection, d’abord en créant un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, puis en lançant une campagne contre les Roms, désignés comme une ethnie dangereuse de voleurs nomades, coupables de répandre la terreur dans nos quartiers paisibles avec leurs raids en Mercedes.»

Enzo Traverso Philosophe

 **

 **

Texte de Bernard Stiegler

*

Les médias analogiques ont engendré un nouveau populisme

 *

«Le populisme est un penchant constitutif de la démocratie. Seule une critique constante de la démocratie par elle-même peut le contenir. Lorsque la démocratie perd cette capacité à se critiquer elle-même, elle file un très mauvais coton où elle se décompose, qui la dénature, et qui tient à sa fragilité essentielle. C’est pourquoi les adversaires de la démocratie posent que le populisme, loin de dénaturer la démocratie, en révèle la véritable nature. Ainsi de Socrate et de Platon.

Pour lutter contre le populisme aussi bien que contre les adversaires de la démocratie, il faut redevenir capable de critiquer sa tendance à engendrer le populisme plus que tout autre régime. La démocratie est une façon de mettre en œuvre la chose publique en sorte que tous y prennent part, et sa critique doit s’effectuer à tous les niveaux de la société. C’est pourquoi elle commence par l’institution d’une éducation permettant à chacun de reconnaître la valeur des savoirs qui fondent les processus critiques où elle doit sans cesse se réinventer. Sans ce dispositif éducatif vigoureux, la démocratie réelle devient formelle, se discrédite et se ruine de l’intérieur. Cependant, le dispositif éducatif est intrinsèquement lié aux techniques de publication qui rendent possible la Res publica, dont la démocratie est un régime possible parmi d’autres - son régime critique, précisément.

Vivons-nous aujourd’hui dans un tel régime ? Certainement pas : le dispositif de publication par où la chose publique peut se constituer a muté il y a des décennies sans que nous ayons seulement commencé à élaborer la pensée de cette transformation au cours de laquelle la chose publique est devenue la chose publicisée par les publicistes, les médias de masse «vidant le Parlement», selon Benjamin, le marketing devenant, selon Deleuze, le nouvel «instrument du contrôle social» - et le marché phagocytant ainsi le mouvement de l’universel dont la démocratie se revendique.

Dans ce nouvel état des choses publiques, formées et transformées par le publiciste au service de la «destruction créatrice» constitutive de la «société de marché», le citoyen a été dissous par le consommateur à mesure que la télévision s’imposait comme télécratie. Cette liquidation de la démocratie par la télécratie n’est pas d’abord une question politique : c’est un programme économique fondé sur l’organisation d’une obsolescence structurelle, sollicitant toujours plus directement les pulsions du consommateur à travers la trash TV et tout ce qui l’accompagne, et qui a conduit au cours des dernières décennies au capitalisme pulsionnel. Celui-ci engendre une consommation addictive qui fait système avec le penchant court-termiste d’un spéculateur lui-même pulsionnel. De cet état de fait installé par la mondialisation menée par la financiarisation exclusivement spéculative a résulté un populisme industriel où prolifèrent désormais les populismes politiques.

Le populisme industriel tire parti des technologies analogiques de captation de l’attention mises en œuvre aux Etats-Unis au début du XXesiècle, comme le montre Al Gore dans la Raison assiégée : les médias de masse, dit-il, y ont ruiné la vie démocratique telle que l’avaient conçue les «pères fondateurs» de la démocratie américaine. Les technologies analogiques de publication transforment le citoyen en consommateur en détournant son désir vers les marchandises, tant et si bien que la «destruction créatrice» théorisée par Schumpeter conduit à la jetabilité généralisée - et avec elle, au dégoût de soi et à la haine des autres.

Familles, églises, écoles, corps intermédaires, partis politiques et institutions démocratiques sont les appareils qui produisent les désirs individuels et collectifs en détournant des pulsions de leur but. A travers les médias de masse, le marketing a systématiquement court-circuité ces structures sociales, sans lesquelles il est impossible de transformer les pulsions court-termistes en ces investissements socio-économiques de toutes sortes qui forment ce qu’on appelle l’avenir. Les médias analogiques ont liquidé les processus d’idéalisation sans lesquels il n’y a plus ni idées, ni savoirs, ni cette conscience critique partagée sans laquelle il n’y a pas de démocratie réelle, cependant que la crise économique mondiale, en révélant l’incurie de cette organisation planétaire de l’obsolescence et la soumission de la chose publique au court-termisme orchestré par le marketing, a conduit au désinvestissement systémique et à la défiance généralisée.

Les idées critiques procèdent de processus d’idéalisation rationnels - ainsi des idéalités mathématiques - qui supposent l’apparition d’une écriture ouvrant au VIIe siècle avant J.-C. l’espace public comme mise en œuvre d’un dispositif de publication à la lettre : il n’y a pas de chose publique sans technologie de publication. Celle-ci ne cesse d’évoluer : si la technologie littérale constitue la condition d’apparition de la Politeiagrecque, nous qui revendiquons cet héritage ne sommes plus seulement des gens du livre. Au cours du XXe siècle, nous sommes devenus les destinataires des médias de masse analogiques dont procède le populisme industriel télécratique, cependant que depuis une quinzaine d’années, les technologies numériques reconfigurent en totalité les sphères publique et privée. L’affaire WikiLeaks constitue en cela un moment historique où l’on voit les «natifs du numérique» s’inviter dans les choses publiques cependant que les protestations démocratiques formalistes, bien loin de prendre la mesure de ce qui leur arrive avec la numérisation, n’ont pas encore pris conscience des immenses altérations que la technologie analogique a fait subir au modèle de la démocratie moderne issu de la lettre imprimée où se formèrent l’humanisme, la Réforme et la République des lettres.

Socrate était un natif de la lettre. Dans les Grecs et l’Irrationnel, Dodds souligne que c’est dans le contexte du conflit de générations où la gérontocratie se sent menacée par les «lumières» qui se forment à travers ce Pharmakon qu’est la lettre que Socrate et Protagoras sont condamnés l’un à la ciguë, l’autre à l’exil. Quant aux natifs de l’analogique, baby boomers vieillissants du XXIe siècle qui ne sont plus des natifs de la lettre et de l’imprimé depuis belle lurette, devenus acritiques devant la transformation des choses publiques par les publicistes, ils peuvent et doivent compter avec la new generation qui, rejetant le consumérisme en s’appropriant le dispositif de publication numérique, a besoin d’eux dans son cheminement vers une nouvelle critique de la démocratie et de l’économie politique. Seule une renaissance démocratique de cette sorte pourra combattre le populisme.»

Ces idées sont approfondies dans un cours et un séminaire dispensé par Bernard Stiegler en ligne sur le site www.pharmakon.fr

Bernard Stiegler philosophe

 **

 **

 **

Le peuple a-t-il toujours raison ? Echange Julliard-Mélenchon :

http://www.mancalternativa.com/le-peuple-a-t-il-toujours-raison-a122543348

Partager cet article
Repost0
30 octobre 2016 7 30 /10 /octobre /2016 17:49

Source : http://www.medelu.org/Un-autre-populisme-est-possible

 *

 *

Ce texte est issu de l’intervention de l’auteur dans le colloque « Hégémonie, populisme, émancipation. Perspectives sur la philosophie d’Ernesto Laclau (1935-2014) » organisé à Paris les 26 et 27 mai 2015. Présentation des travaux : http://www.medelu.org/Hegemonie-populisme-emancipation

 *

Aborder la question du « populisme » constitue une démarche aussi périlleuse que stimulante. Périlleuse car celui ou celle qui s’y intéresse s’expose à une violente et définitive entreprise de disqualification de la part du système politique et de l’appareil médiatique et intellectuel institués. Ces derniers ont remporté, de facto, la bataille du mot « populisme ».

L’« élitocratie » politique, intellectuelle et médiatique pro-système a réussi à réduire la notion à un mot obus servant à discréditer tout projet politique dont l’objectif serait d’œuvrer à la « radicalisation de la démocratie », pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe [1]. « Radicalisation » revêt ici plusieurs sens. Tout d’abord, il s’agit de concevoir la vie démocratique comme un processus social et institutionnel réel dont la fonction est la médiation et le règlement des antagonismes et des différends par une conflictualisation pluraliste assumée de la société. Il s’agit aussi de contribuer à l’élargissement des frontières et du périmètre d’intervention de la démocratie face aux agents économiques et financiers et de réinstaller le « démos » au cœur des processus de décision, notamment dans l’Etat, afin d’offrir une méthode et des leviers collectifs de résolution pacifique de la crise du système-monde.

Pour les administrateurs et les bénéficiaires des intérêts capitalistes et financiers qui occupent nos institutions, nos médias et nos administrations, il s’agit de détruire leurs adversaires « populistes » en les rabougrissant au statut d’alchimistes des passions tristes de la populace. Démagogie, manipulation des masses et des esprits, irresponsabilité, dangerosité anti-démocratique sont devenus les maîtres mots associés au « populisme ». Une telle vision est conforme à l’idée que se font nos élites sécessionnistes du rôle que doit avoir le peuple dans l’organisation de la société. Leur projet – « post-politique » – est celui d’une démocratie sans conflits, sans peuple, administrée par une aristocratie de facto qui ne tire plus sa légitimité formelle de Dieu et du sang, mais de sa position d’ « intermédiaire-expert » entre le monde complexe de la mondialisation et de l’économie et la population « d’en-bas », (sur)vivant elle cantonnée sur son territoire physique situé aux pieds de monts globalisés dont elle ne percevra jamais la cime. Là où se déploient, se protègent et se reproduisent nombre de pouvoirs.

Les nouveaux augures du chiffre, de l’oscillation boursière, de la « chaîne de valeur » capitaliste, de la rigueur budgétaire et salariale, de la « compétitivité pays », qui fixent et contrôlent le niveau de compatibilité acceptable entre la vie démocratique et sociale et l’enrichissement sans fin d’une minorité toujours plus réduite qui capte nos richesses, ne sont que des vassaux jouisseurs des pouvoirs financiers. L’ONG internationale Oxfam a révélé que depuis le début des années 1990, les revenus détenus par le 1% des individus les plus riches dans le monde – cela correspond à 60 millions d’individus – ont augmenté … de 60%. Et l’organisation d’ajouter : « Avec la crise financière [de 2008], le processus s’est accéléré  ». Ce phénomène d’hyper-accumulation s’est encore plus accéléré pour les 0,01 % des plus riches : 600 000 individus – dont les 1 200 milliardaires recensés dans le monde (les 100 premiers ayant engrangé 240 milliards de dollars supplémentaires en 2012) – détiennent « assez pour en finir avec quatre fois notre niveau de pauvreté dans le monde  ».

En 2014, Oxfam a encore affiné son calcul : quatre-vingt-cinq individus dans le monde possédaient autant que la moitié des plus pauvres de la planète. Considérant que « les inégalités extrêmes corrompent la politique et freinent la croissance économique  », que ces « inégalités économiques extrêmes ont explosé dans le monde ces trente dernières années, jusqu’à représenter l’un des plus grands défis économiques, sociaux et politiques de notre époque », l’organisation dévoile l’impensable : « Depuis la crise financière, le nombre de milliardaires a plus que doublé et s’élève désormais à 1 645 personnes  ».

Les pouvoirs globalisés délèguent aux sadducéens de « l’élitrocratie » le contrôle politique, économique, idéologique, intellectuel et culturel des territoires et de leurs populations pour que n’intervienne aucune forme « d’enrayement démocratique » susceptible d’affecter la bonne marche du système global. Car c’est bien là, au niveau des « unités pays » du système global, que pourrait vaciller l’architecture des pouvoirs. Le « pays » est le talon d’Achille du système globalisé, sa « pétaudière » potentielle. Il constitue un champ de forces dont les dominants ne contrôlent pas, même s’ils en maîtrisent le terrain, l’ensemble des paramètres et des équations qui déterminent les énergies et leurs fluctuations. Ils ont bien compris que la rupture d’un pays – surtout s’il s’agissait d’une unité centrale du dispositif – avec la chaîne du consensus pouvait interrompre la fluidité et l’harmonie du système mécanique de l’accumulation mondiale. Ils savent de surcroît que ce type de rupture entraîne toujours d’autres éléments dans la dynamique d’insoumission, comme l’a démontré le scénario latino-américain des années 2000.

La victoire politique et idéologique actuelle de « l’élitocratie » contre le « populisme » doit se lire au travers de ce prisme. Elle est hélas servie par le fait que dans les pays du centre du pouvoir européen, les forces « populistes » qui se sont développées ces dernières années comme formes d’expression de la colère des catégories les plus directement brutalisées par l’asphyxie austéritaire organisée depuis 2008, sont de droite et nationalistes. Cet état de choses fait en réalité le jeu des dominants. Ils utilisent ces forces comme autant de repoussoirs et de pare-feux pour défendre le système, notamment en effrayant les classes moyennes sur ce que signifierait un désordre – c’est-à-dire la remise en cause de leurs privilèges – de la société. En Europe, l’hégémonie d’un « populisme » de droite au sein des « populismes » est indéniable même si des forces progressistes issues d’une situation « populiste » gouvernent à gauche (Syriza en Grèce) ou gagnent des positions de pouvoir (Podemos en Espagne). Les forces « populistes » de droite - le Front national en offre la matrice la plus aboutie - ont réussi à reconstruire un peuple en mobilisant un discours du type « ils veulent le peu que nous possédons, ils ne l’auront pas  ». Ce discours cherche, avec succès, à mobiliser des catégories de la société contre d’autres (notamment les immigrés et les pauvres) en période de pénurie de travail et de ressources de l’Etat. Du social, oui, mais en petite quantité et pour les seuls nationaux. Pour le reste, il propose l’élection de dirigeants intègres au service du renforcement de « l’unité pays » dans la concurrence internationale et une exploitation économique des travailleurs maintenue, mais par un patronat national. Voici, en substance, le projet de société proposé par chacun des « populismes » de droite. Ces forces professent elles aussi une « radicalisation », mais c’est celle du système dont il est ici question. En quelque sorte, chacun entre soi et tous contre tous. Ce discours mobilise également la défense d’identités traditionnelles (la chrétienté, le terroir, la communauté ethnique, etc.) - qu’il contribue à maintenir - pour unifier les catégories auxquelles il s’adresse contre « l’élitocratie ».

Pourtant, un autre « populisme » et d’autres identités collectives sont possibles. Abandonner la peur imposée par ceux qui fixent les règles du jeu et dictent les mots de la bataille intellectuelle permet de saisir que la notion de « populisme » est avant toute chose l’expression d’une disponibilité nouvelle pour la politique dans une société. Le « populisme » n’est, en soi, ni de gauche ou de droite a priori, ni réactionnaire ou progressiste. Il devient en redéfinissant et en réorganisant les frontières et les clivages politiques antérieurs élimés et dévoyés par le consensus et la pratique des partis installés au centre du dispositif du pouvoir. Le « populisme » est un processus de régénération du politique en soi en tant qu’espace de construction et de règlement des antagonismes qui s’expriment dans la société. ll mobilise et forge des identités collectives à partir de demandes sociales initialement hétérogènes qui ne sont plus prises en charge par le parti, le syndicat, l’entreprise, l’institution, l’Etat et qui peuvent se coaguler pour construire une volonté commune parmi des groupes sociaux et des individus au départ distincts et séparés, mais qui rejettent tous, pour une raison ou pour une autre, l’ordre établi et l’oppression qu’il impose.

Pour déformer la fameuse épigramme du géographe anarchiste Elisée Reclus (1830-1905) – « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même  » –, nous pourrions affirmer que « le populisme est la politique (re)prenant conscience d’elle même  ». Le « populisme » traduit un état de tension dans l’organisation de la société. Il est l’expression des « murmures » des populations subalternes. Il révèle une situation de diffusion, dans toutes les largeurs de la société, du mécontentement lorsque se bouchent les canaux traditionnels par lesquels doivent normalement transiter les demandes et les exigences vers les institutions. Le « populisme » n’est un pas un projet politique en soi et ne saurait l’être. Il est un processus de mobilisation par lequel se reconstruit, dans l’ordre politique, une citoyenneté d’intervention réfractaire au monde tel qu’il est.

De ce point de vue, le « populisme » doit être un enjeu pour tout acteur politique. L’approfondissement de la crise de la mondialisation et le renforcement programmé de l’austérité en tant que mécanisme d’extraction de la richesse de nos sociétés destiné à nourrir l’enrichissement des hyper-riches stimuleront, à l’avenir, le développement de courants « populistes » surgis des périphéries des systèmes politiques contre les forces du centre de ces systèmes.

L’ampleur et la combinaison des phénomènes de non prise en charge des demandes sociales et politiques sectorielles par l’Etat et les institutions, de corruption politique – c’est-à-dire de fusion entre l’argent et la classe politique annulant l’autonomie de la politique –, de dégradation des corps sociaux intermédiaires, d’inégalités et d’appauvrissement au sein de chaque société détermineront, dans un scénario chaque fois singulier, l’orientation politique prises par ces phénomènes.

Réactionnaires ou en faveur des majorités et de la justice ? Les poussées populistes seront l’objet d’une âpre « lutte de sens » entre les forces issues de l’ordre antérieur. Dans cette séquence qui s’ouvre sous nos yeux, la gauche de transformation organisée issue de la tradition ouvrière et du socialisme des 19e et 20e siècles ne constituera plus l’espace central dans lequel se cristallisera et s’harmonisera la multiplicité des demandes sociales et politiques du monde qui vient. Les générations de la gauche issues de l’ère des conquêtes obtenues dans le cadre de la construction de l’Etat social ne sauraient pourtant commettre l’erreur fatale de dénigrer le « populisme » et d’en mésestimer la nature et le potentiel dans les batailles qui se profilent pour orienter les mutations qui travaillent nos sociétés. Pour leur part, les générations contestataires qui surgissent sous l’ère des « populismes » sont orphelines de victoires et de projet de transformation systémique. Elles sont également coupées de toute expérience sensorielle du progrès en matière de droits sociaux dans la société. Pourtant, c’est à elles que va revenir la responsabilité de gérer parmi les plus grands défis que l’humanité ait eu à relever : changement climatique (qui va induire des phénomènes d’hyper-migrations humaines et animales), raréfaction des ressources disponibles pour soutenir notre modèle de développement productiviste destructeur, du travail dans un monde toujours plus informatisé et robotisé, etc.

Il revient à la « gauche » la responsabilité de ne pas renoncer à construire un peuple de l’émancipation et de féconder le « populisme » qui vient avec ses meilleures traditions. Parmi celles-ci, la défense et la promotion de la souveraineté populaire constituera l’enjeu d’une bataille singulière. Elle est aujourd’hui littéralement désossée par le fait que la plupart des questions économiques et monétaires qui déterminent la vie concrète et quotidienne des individus sont traitées en dehors de son champ et de la délibération collective.

Au fond, dans le cadre de l’économie globalisée, investir la souveraineté populaire peut servir deux projets antagoniques. Au service des forces de l’ordre établi – et de leur chien de garde de l’extrême-droite –, elle constituera une technique de deshumanisation [2] de la société pour que puisse éclore un projet autoritaire qui stimulera les concurrences au sein de la population. Ici, il s’agira de la diviser et de mieux la discipliner dans le cadre d’une lutte globale contre les autres « unités pays » du système.

Au service d’un projet et d’un discours visant à construire un pays meilleur – et non à administrer celui dans lequel nous vivons – fondé sur le principe selon lequel la justice sociale, l’inclusion des secteurs subalternes dans les affaires de l’Etat, dont la fonction doit être d’œuvrer à la redistribution de la richesse, sont les moteurs de la prospérité, la souveraineté populaire devient une technique d’humanisation de la société, de l’économie et du monde.

Si elle ne s’y réduit pas, la question de la souveraineté populaire rencontre celle de l’Etat. En procédant à la libéralisation intégrale des activités du capital et à l’extension permanente des domaines de la vie sociale « marchandisés » (transports, alimentation, santé, éducation, environnement, etc.), les Etats ont enclenché une double dynamique de perte de contrôle progressive de leurs instruments de pilotage économiques (monnaie, contrôle des capitaux, fiscalité, etc.) et de régulation collective des sociétés (travail, cohésion sociale, industrialisation, éducation, etc.). Ce faisant, ils ont miné leur propre légitimité politique et morale, ainsi que leur puissance, en abandonnant aux marchés une partie croissante des services qu’ils assuraient aux populations et en renonçant aux leviers qui leur permettaient de garantir et de développer leurs ressources.

Relocaliser ces domaines dans la sphère d’une souveraineté politique [3] mise au service de la justice et de la prospérité constitue la feuille de route pour un « populisme » de gauche. Dans notre pays, un enfant sur cinq (plus de trois millions d’individus) vit, selon l’Unicef [4], sous le seuil de pauvreté. Trente mille ne disposent pas de logement et 140 000 sortent du système scolaire chaque année. La pauvreté des enfants matérialise le laboratoire humain que met peu à peu en place le système en crise et révèle comment il compte traiter les prochaines générations humaines pour se perpétuer.

Pourtant, force est de constater qu’en France, l’heure n’est pas propice au « populisme » de gauche. L’hégémonie est du côté de la droite et du Front national. Ce dernier a su capter l’énergie « populiste » et assumer une double fonction « populiste » de droite (« entre nous, et tous contre tous ») et de gauche (« solidaires, mais entre nous » dans sa version). Pour sa part, la gauche de transformation réellement existante est « cornérisée » et l’absence d’un mouvement social revendicatif pèse sur ses capacités offensives et hégémoniques. Dans le même temps, notre pays n’est pas confronté aux conditions extrêmes qui sévissent dans les pays du sud de l’Europe. Notre « élitocratie » ne développe pas la même stratégie que dans ces pays. Elle rabote consciencieusement et méthodiquement l’Etat social plus qu’elle n’inflige un « blitz » austéritaire frontal et généralisé à une population dont les classes moyennes constituent encore une charpente de consentement solide au système, même si elles sont de plus en plus insatisfaites.

Piégés dans le conduit d’une lente désagrégation plutôt que pris dans le mouvement d’une désorientation brutale du système, tous ceux et toutes celles qui veulent construire la France à venir comme un pays meilleur œuvrant au bien-être de la majorité, à la bonne vie pour tous et à la fin de l’injuste répartition des richesses et des ressources – qui reste la principale source des conflits et des violences au sein de la population et entre elles – ont la tâche de se préparer au « moment populiste ».

Cette perspective exige l’élaboration d’un discours capable d’unifier largement autour des paradigmes du commun, de la justice, de la redistribution comme moteurs de prospérité et de bien-être individuel et collectif. Un tel discours, nécessairement radical dans ce qu’il exige des forces dominantes pour contribuer au bien vivre commun, doit s’accompagner d’une stratégie d’action patiente capable de mettre la gauche organisée au service des demandes politiques et sociales multiples et sectorielles issues de la société et de lui permettre d’agir en faveur du développement de solidarités concrètes avec les populations.

Abstrait ? Dans un texte d’orientation soumis au débat interne de Die Linke, les deux co-présidents du parti de la gauche allemande, Katja Kipping et Bernd Riexinger, proposent de mettre de la chair autour de la notion de « populisme » de gauche. Selon eux, le défi à venir pour la gauche est de faire naître « une politique hégémonique d’émancipation, un nouveau populisme de gauche qui apporte dans le même temps un nouveau langage et une nouvelle aptitude pour le conflit – y compris au sein de la gauche ». Et les deux dirigeants d’ajouter : « Nous devons être en mesure de combiner luttes, conflits de résistance et développement de perspectives communes. Nous avons besoin de nouveaux agents du commun qui, conscients des différences et des disparités de temporalités, travaillent sur des solutions pragmatiques. Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi écouter le bruit de la rue et apprendre à parler, discuter, encore et encore. C’est pourquoi » précisent-ils « (...) nous suggérons une stratégie de l’écoute dans laquelle les locaux de notre parti pourraient par exemple ouvrir leurs portes et être utilisés comme des forums par les mouvements sociaux. Ce faisant, ils seraient des points de départ pour le développement de nouvelles formes d’organisation transformatrices dans nos quartiers et nos communautés locales, dans le but d’accroître conjointement la solidarité, de renforcer la culture de l’accueil et la maîtrise (« empowerment ») de la vie quotidienne. Par ce processus » concluent-ils, « nous pourrions renforcer notre propre capacité d’action et de campagnes localement » [5].

Un autre populisme est possible. Le peuple est une alliance. A nous de la construire.

 *

 *

 

Documents joints

Notes

[1] Chantal Mouffe est professeure de théorie politique au Centre for the Study of Democracy de l’Université de Westminster à Londres. Parmi ses ouvrages, lire, entre autres, Agonistique. - Penser politiquement le monde-, Beaux-Arts de Paris éditions, Paris, 2014. Chantal Mouffe est également l’auteure de The Democratic Paradox et The Return of the Political (éditions Verso, non traduits) et la co-auteure, avec Ernesto Laclau, de Hégémonie et stratégie socialiste. – Vers une politique démocratique radicale, Les solitaires intempestifs, Paris, 2009. Elle publie, avec le dirigeant de Podemos Íñigo Errejón, Construir pueblo. - Hegemonía y radicalización de la democracia, Icaria Editorial, 2015 (non traduit).

[2] Nous empruntons ce terme au juriste Alain Supiot. Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Etat social et mondialisation. Analyse juridique des solidarités », il est l’auteur, entre autres, de L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total, Seuil, 2010. Cet ouvrage expose pourquoi la justice et la solidarité sociales fondent la prospérité de la société.

[3] Sur cette question de la souveraineté politique et de la démocratie économique, lire Serge Halimi, « Comment échapper à la confusion politique ? », Le Monde diplomatique, mai 2015.

[4] « Chaque enfant compte. Partout, tout le temps », Rapport alternatif de l’Unicef et de ses partenaires dans le cadre de l’audition de la France par le comité des droits de l’enfant des Nations unies, juin 2015.

[5] Katja Kipping et Bernd Riexinger, « The Coming Democracy : Socialism 2.0. On the duties and opportunities of a party of the future in the Europe of tomorrow », Berlin, 2015. Disponible en anglais sur le site de Katja Kipping : http://www.katja-kipping.de/de/article/895.the-coming-democracy-socialism-2-0.html.

 

Partager cet article
Repost0
29 octobre 2016 6 29 /10 /octobre /2016 03:12

 «L'HEURE DU PEUPLE»   

 

 *

Vendredi 21 octobre 2016, Jean-Luc Mélenchon et Chantal Mouffe (philosophe belge) tenaient une conférence intitulée « L'Heure du peuple » à la maison de l'Amérique latine, à l'invitation de l'association « Mémoire des luttes ». Parmi les grands thèmes de cette conférence : 

- Qu'est-ce que le peuple ? 

  **

https://www.youtube.com/watch?v=FtriFMxsOWw

 

Partager cet article
Repost0
6 octobre 2016 4 06 /10 /octobre /2016 06:39

Relevé

Quand on parle de démocratie on la réduit aux droits de l’homme et aux élections. Les droits de l’homme ne font pas une politique. On parle de démocratie et on la pense à la façon libérale.

La démocratie en occident est l’articulation de la tradition libérale des droits de l’homme et du pluralisme avec la tradition démocratique de la souveraineté populaire. Ces deux logiques du politique sont inconciliables. Une liberté parfaite avec une égalité parfaite n’est pas possible. Il y a donc tension entre ces deux principes.

Aujourd’hui, il y a un dépassement de la logique démocratique par le libéralisme. Les partis de droite ou de gauche acceptent l’idée qu’il n’y a pas d’alternative à la globalisation néolibérale, de là l’origine du succès des partis nationalistes de droite qui disent : il y a une alternative, nous on va donner la voix au peuple.

Il faut penser la souveraineté populaire par la participation du peuple aux affaires de la cité, pas seulement dire qu’il suffit de défendre les droits de l’homme.

Il y a 2 façons fondamentales de penser le politique : la manière associative (espace où on va agir en commun, trouver une sorte d’harmonie par le consensus délibératif ou l‘agrégation des intérêts), la manière dissociative qui dit que le domaine du politique c’est celui du conflit et du comment vivre ensemble sans nier l’antagonisme, donc trouver des formes qui ne mènent pas à la guerre civile.

Les citoyens, lorsqu’ils vont voter, doivent pouvoir faire un véritable choix entre différentes options.

Il faut construire un populisme de gauche en opposition au populisme de droite, un populisme qui dit que la faute n’en revient pas aux immigrés mais au néolibéralisme.

La distinction droite gauche est d’ordre sociologique, le populisme est transversal, il doit permettre de rassembler des citoyens qui éprouvent les mêmes difficultés.

Le peuple est une construction politique et se distingue de la population.

**

**

http://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/chantal-mouffe-le-consensus-face-la-democratie?xtmc=chantal%20%20mouffe&xtnp=1&xtcr=1

Partager cet article
Repost0
13 septembre 2016 2 13 /09 /septembre /2016 06:34

-Chantal Mouffe (philosophe du politique), n’entend pas faire de la philosophie politique normative (dans l’éther, hors sol,…), elle s’intéresse à la réalité, elle entend « partir des choses comme elles sont pour comprendre comment on peut les transformer » …. dit ce qu’est pour elle le populisme,…

-Roger Martelli (historien et co-directeur de la rédaction Regard). Il faut casser le consensus, battre politiquement la politique libérale qui a tétanisé la gauche, remobiliser les catégories populaires, …. On ne construit pas le peuple en se référant nominalement à lui mais en le rassemblant autour du projet qui l’émancipe,….

- J-L Mélenchon (candidat à l’élection présidentielle pour la France insoumise). Le peuple se définit par des conditions subjectives, l’acteur qu’il est va se constituer parce qu’il a la nécessité historique de l’intérêt général humain,… Comment le peuple politique va-t-il se construire ? En devenant constituant, c'est-à-dire en se réappropriant l’énoncé de la Constitution.

**

**

http://www.dailymotion.com/video/x4sczoe_faut-il-construire-un-populisme-de-gauche-rm-2016_school

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Exergue
  • : réflexions sur l'actualité politique, sociale...et autres considérations
  • Contact

Recherche