de Jacques Rancière. Editions la Fabrique. Extraits.
La relation pédagogique (1)
p 14,15 16
« C’est la logique même de la relation pédagogique : le rôle dévolu au maître est de supprimer la distance entre son savoir et l’ignorance de l’ignorant. Ses leçons et les exercices qu’il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement il ne peut réduire l’écart qu’à la condition de le recréer sans cesse. Pour remplacer l’ignorance par le savoir, il doit toujours marcher un pas en avant, remettre entre lui et l’élève une ignorance nouvelle. La raison en est simple. Dans la logique pédagogique, l’ignorant n’est pas celui qui ignore encore ce que le maître sait. Il est celui qui ne sait pas ce qu’il ignore ni comment le savoir. Le maître, lui, n’est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par l’ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel protocole. Car à la vérité, il n’est pas d’ignorant qui ne sache déjà une masse de choses, qui ne les ait apprises par lui-même, en regardant et en écoutant autour de lui, en observant et en répétant, en se trompant et en corrigeant ses erreurs. Mais un tel savoir pour le maître n’est qu’un savoir d’ignorant, un savoir incapable de s’ordonner selon la progression qui va du plus simple au plus compliqué. L’ignorant progresse en comparant ce qu’il découvre à ce qu’il connaît déjà, selon le hasard des rencontres mais aussi selon la règle arithmétique, la règle démocratique qui fait de l’ignorance un moindre savoir. Il se préoccupe seulement de savoir plus, de savoir ce qu’il ignorait encore. Ce qui lui manque, ce qu’il manquera toujours à l’élève, à moins de devenir maître lui-même, c’est le savoir de l’ignorance, la connaissance de la distance exacte qui sépare le savoir de l’ignorance.
Cette mesure-là échappe précisément à l’arithmétique des ignorants. Ce que le maître sait, ce que le protocole de transmission du savoir apprend d’abord à l’élève, c’est que l’ignorance n’est pas un moindre savoir, elle l’opposé du savoir ; c’est que le savoir n’est pas un ensemble de connaissances, il est une position. L’exacte distance est la distance qu’aucune règle ne mesure, la distance qui se prouve par le seul jeu des positions occupées, qui s’exerce par la pratique interminable du « pas en avant » séparant le maître de celui qu’il est sensé exercer à le rejoindre. Elle est la métaphore du gouffre radical qui sépare la manière du maître de celle de l’ignorant, parce qu’il sépare deux intelligences : celle qui sait en quoi consiste l’ignorance et celle qui ne le sait pas. C’est d’abord cet écart radical que l’enseignement progressif ordonné enseigne à l’élève. Il lui enseigne d’abord sa propre incapacité. Ainsi vérifie-t-il incessamment dans son acte sa propre présupposition, l’inégalité des intelligences. Cette vérification interminable est ce que Jacotot nomme l’abrutissement.
A cette pratique de l’abrutissement il opposait la pratique de l’émancipation intellectuelle. L’émancipation intellectuelle est la vérification de l’égalité des intelligences. Cela ne signifie pas l’égale valeur de toutes les manifestations de l’intelligence mais l’égalité à soi de l’intelligence dans toutes ses manifestations. Il y a deux sortes d’intelligences séparées par un gouffre. L’animal humain apprend toutes choses comme il a d’abord appris la langue maternelle, comme il a appris à s’aventurer dans la forêt des choses et des signes qui l’entourent avant de prendre place parmi les humains : en observant et en comparant une chose avec une autre, un signe avec un fait, un signe avec un autre signe. Si l’illettré connait seulement une prière par cœur, il peut comparer ce savoir avec ce qu’il ignore encore : les mots de cette prière écrits sur le papier. Il peut apprendre signe après signe, le rapport de ce qu’il ignore avec ce qu’il sait. Il le peut si, à chaque pas, il observe ce qui est en face de lui, dit ce qu’il a vu et vérifie ce qu’il dit. De cet ignorant, épelant les signes, au savant qui construit des hypothèses, c’est toujours la même intelligence qui est à l’œuvre, une intelligence qui traduit des signes en d’autres signes et qui procède par comparaison et figures pour communiquer ses aventures intellectuelles et comprendre ce qu’une autre intelligence s’emploie à lui communiquer.
Ce travail poétique de traduction est au cœur de tout apprentissage. Il est au cœur de la pratique émancipatrice du maître ignorant*. Ce que celui-ci ignore, c’est la distance abrutissante, la distance transformée en gouffre radical que seul un « expert » peut combler. La distance n’est pas un mal à abolir, c’est la condition normale de toute communication. Les animaux humains sont des animaux distants qui communiquent à travers la forêt de signes. La distance que l’ignorant a à franchir n’est pas le gouffre entre son ignorance et le savoir du maître. Elle est seulement le chemin de ce qu’il sait déjà à ce qu’il ignore encore mais qu’il peut apprendre comme il a appris le reste, qu’il peut apprendre non pour occuper la position du savant mais pour mieux pratiquer l’art de traduire, de mettre ses expériences en mots et ses mots à l’épreuve, de traduire ses aventures intellectuelles à l’usage des autres et de contre-traduire les traductions qu’ils lui présentent de leurs propres aventures. Le maître ignorant capable de l’aider à parcourir ce chemin s’appelle ainsi non parce qu’il ne sait rien, mais parce qu’il a abdiqué le « savoir de l’ignorance » et dissocié ainsi sa maîtrise de son savoir. Il n’apprend pas à ses élèves son savoir, il leur commande de s’aventurer dans la forêt des choses et des signes, de dire ce qu’ils ont vu et ce qu’ils pensent de ce qu’ils ont vu, de le vérifier et de le faire vérifier. Ce qu’il ignore, c’est l’inégalité des intelligences. Toute distance est une distance factuelle, et chaque acte intellectuel est un chemin tracé entre une ignorance et un savoir, un chemin qui sans cesse abolit, avec leurs frontières, toute fixité et toute hiérarchie des positions. »
*Voici ce que dit J.Rancière. « Le Maître ignorant exposait la théorie excentrique de Joseph Jacotot qui avait fait scandale au début du XIX siècle en affirmant selon qu’un ignorant pouvait apprendre à un autre ignorant ce qu’il ne savait pas lui-même, en proclamant l’égalité des intelligences et en opposant l’émancipation intellectuelle à l’instruction du peuple. Ces idées étaient tombées dans l’oubli….J’avais cru bon de les faire revivre, dans les années 80, pour lancer le pavé de l’égalité intellectuelle dans la mare des débats sur les finalités de l’Ecole publique »
Tout ne se joue pas entre ignorance et savoir…… Il n’y a nul écart à combler entre intellectuels et ouvriers (1)
p 24, 25,26
« J’appartiens à cette génération qui se trouva tiraillée entre deux exigences opposées. Selon l’une, celle qui possédait l’intelligence du système social devait l’enseigner à ceux qui souffraient de ce système afin de les armer pour la lutte ; selon l’autre, les supposés savants étaient en fait des ignorants qui ne savaient rien de ce qu’exploitation et rébellion signifiaient et devaient s’en instruire auprès de ces travailleurs qu’ils traitaient en ignorants. Pour répondre à cette double exigence, j’ai d’abord voulu retrouver la vérité du marxisme pour armer un nouveau mouvement révolutionnaire, puis apprendre de ceux qui travaillaient et luttaient dans les usines le sens de l’exploitation et de la rébellion. Pour moi, comme pour ma génération, aucune de ces deux tentatives ne fut pleinement convaincante. Cet état de fait me porta à recherche dans l’histoire du mouvement ouvrier la raison des rencontres ambigües ou manquées entre les ouvriers et ces intellectuels qui étaient venus leur rendre visite pour les instruire ou être instruits par eux. Il me fut ainsi donné de comprendre que l’affaire ne se jouait pas entre ignorance et savoir, pas plus qu’entre activité et passivité, individualité et communauté. Un jour de mai où je consultais la correspondance de deux ouvriers dans les années 1830 pour y trouver des informations sur la condition et les formes de conscience des travailleurs en ce temps, j’eus la surprise de rencontrer tout autre chose : les aventures de deux autres visiteurs en d’autres jours de mai, cent quarante cinq ans plus tôt. L’un des ouvriers venait d’entrer dans la communauté saint-simonienne à Ménilmontant et donnait à son ami l’emploi du temps de ses journées en utopie : travaux et exercices de jour, chœurs et récits de la soirée. Son correspondant lui racontait en retour la partie de campagne qu’il venait de faire avec deux compagnons pour profiter d’un dimanche de printemps. Mais ce qu’il lui racontait ne ressemblait en rien au jour de repos du travailleur restaurant ses forces physiques et mentales pour le travail de la semaine à venir. C’était une intrusion dans une tout autre sorte de loisir : le loisir des esthètes qui jouissent des formes, des lumières et des ombres du paysage, des philosophes qui s’installent dans une auberge de campagne pour y développer des hypothèses métaphysiques et des apôtres qui s’emploient à communiquer leur foi à tous les compagnons rencontrés au hasard du chemin ou de l’auberge.
Ces travailleurs qui auraient dû me fournir des informations sur les conditions du travail et les formes de la conscience de classe m’offraient tout autre chose : le sentiment d’une ressemblance, une démonstration de l’égalité. Eux aussi étaient des spectateurs et des visiteurs auprès de leur propre classe. Leur activité de propagandiste ne pouvait se séparer de leur oisiveté de promeneurs et de contemplateurs. La simple chronique de leurs loisirs contraignait à reformuler les rapports établis entre voir, faire et parler. En se faisant spectateurs et visiteurs, ils bouleversaient le partage du sensible qui veut que ceux qui travaillent n’aient pas le temps de laisser trainer au hasard leurs pas et leurs regards et que les membres d’un corps collectif n’aient pas de temps à consacrer aux formes et insignes de l’individualité. C’est ce que signifie le mot émancipation : le brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres d’un corps collectif. Ce que ces journées apportaient aux deux correspondants et leurs semblables n’était pas le savoir de leur condition et l’énergie pour le travail du lendemain et la lutte à venir. C’était la reconfiguration ici et maintenant du partage de l’espace et du temps, du travail et du loisir.
Comprendre cette rupture opérée au cœur même du temps, c’était développer les implications d’une similitude et d’une égalité, au lieu d’assurer sa maîtrise dans la tâche interminable de réduire l’écart irréductible. Ces deux travailleurs étaient des intellectuels eux-aussi, comme l’est n’importe qui. Ils étaient des visiteurs et des spectateurs, comme le chercheur qui, un siècle plus tard, lisait leurs lettres dans une bibliothèque, comme les visiteurs de la théorie marxiste ou les diffuseurs de tracts aux portes des usines. non plus qu’entre auteurs et spectateurs. »
(1) Titres donnés par « Exergue »