Une analyse du système scolaire que j’aurais souhaité lire il y a longtemps.
J’ai, alors que j’étais en activité, développé, jusqu’à lasser, oralement et par écrit, ces mêmes observations (et d’autres) auprès de mes collègues. En vain.
Il en est qui se considéraient comme des spécialistes de la chose pédagogique –et, sûr, ils étaient pointus dans ce domaine- sans entretenir une réflexion sur l’homme et le monde, à la
suite : quelle est la finalité première de l’enseignement ? Le désir d’être dans le vent des nouveautés pédagogiques, celui de travailler dans le respect des injonctions qui étaient
faites était plus fort que tout. Faire de l’élève un apprenant, le placer au centre de l’activité pédagogique, en faire un acteur de son apprentissage, tels étaient les termes et expressions
séducteurs qui masquaient la question essentielle à laquelle il n’était pas répondu : pourquoi j’enseigne ? Faire du futur adulte un être adapté, anesthésié et docile ou un être adapté,
critique et libre ? Et, paradoxe, aucun ne pensait mal faire, d’autant que chacun était éduqué, sinon formaté, au rouleau compresseur de la pensée révélée. Il fallait pour penser
« l’école » et œuvrer des esprits libres ou libérés de toute appartenance au moment.
D’autres, plus clairvoyants quant aux dérives du système, écœurés, avaient baissé les bras et venaient faire strictement leurs heures de travail sans ce supplément d’âme qui fait le métier
d’enseignant.
Et pour la dernière catégorie d’enseignants, ils luttaient contre les courants contraires, sachant qu’ils ne l’emporteraient pas de sitôt, mais qu’il fallait tout de même lutter, remonter sans
cesse le rocher qui descend sans cesse.
Là, à cet instant, ma tripe se noue. Replongé dans ce qui a été ma vie 40 ans durant. Cet article indique, peut-être, que le vent tourne. Enfin ! Et qu’on va se mettre à réfléchir.
Eduquer, enseigner, oui. Mais pourquoi ? Après on choisira la manière. On adaptera l’outil convenable.
On trouvera une explication de cette dérive du système scolaire au chapitre 3, intitulé : Gouverner au résultat, du livre Pourquoi désobéir en démocratie ? de
Orgien et Sandra Laugier aux Editions La Découverte.
Exergue
LIBERATION - Le 22 octobre à 0h00
INTERVIEW
A la botte de l’économie, le système scolaire se serait lancé dans une course à la compétitivité. Une mutation que déplore le sociologue
Christian Laval, dénonçant le déclin de la pédagogie et un surcroît d’inégalités.
Suppressions de postes, résultats des élèves en baisse, enseignants désorientés… L’éducation sera l’un des sujets de la campagne présidentielle et la Nouvelle Ecolecapitaliste - le livre de Christian Laval (1), Francis Vergne, Pierre
Clément et Guy Dreux - tombe à point pour le nourrir. Les auteurs, enseignants et chercheurs, analysent les transformations en profondeur entraînées par le néolibéralisme dans le système
éducatif. Christian Laval, professeur de sociologie à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, revient sur les mécanismes ayant conduit à une redéfinition des missions de l’école au
service de l’entreprise et plaide pour un renouvellement de la pensée sociologique.
Vous décrivez une «nouvelle école capitaliste» soumise à la concurrence, gérée comme le
privé et au service de l’économie : est-elle née sous Sarkozy ?
Non, ce serait une grande erreur de le croire. Le sarkozysme a accéléré et rendu plus visibles les transformations néolibérales ou, pour appeler un chat un chat, la
mutation capitaliste de l’école. Mais elles étaient amorcées depuis longtemps en France et à l’étranger. Le programme de transformation de l’université française a ainsi été ébauché à la fin des
années 90, puis a commencé à s’appliquer au début des années 2000, avant d’être parachevé avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy et la loi sur l’autonomie des universités [la LRU, votée en août 2007, qui avait suscité un vaste mouvement de protestations, ndlr]. Bien au-delà de la finance et des marchés de biens et
services, le néolibéralisme a progressivement touché toutes les institutions, y compris l’école, notamment avec l’apparition du nouveau management public, c’est-à-dire avec l’importation des
techniques managériales du privé dans les services publics
Vous dénoncez la concurrence qui a gagné l’école, les compétences qui ont remplacé les
connaissances et l’obsession de l’employabilité : ce sont les caractéristiques de l’«école capitaliste» ?
Oui, c’en sont des aspects majeurs. D’abord, les missions de l’école et de l’université ont été progressivement redéfinies. Les systèmes éducatifs ont été sommés de
justifier les dépenses qu’on leur consacre par un «retour sur investissement» de nature économique. Cela devient la préoccupation exclusive de cette nouvelle école : elle est au service de
l’économie et doit s’intégrer à la course à la compétitivité et à la productivité. Logiquement, elle doit donc s’organiser selon le principe de la concurrence et faire sien l’impératif de
«performance». Ces nouvelles dimensions sont progressivement devenues une norme évidente, une sorte de rationalité incontestable qui a conquis les esprits. Experts, administrateurs, responsables
politiques, certains syndicats minoritaires ont même vu dans cette adaptation au monde moderne la solution à tous les maux de l’école. Ces transformations ont touché au cœur du métier enseignant.
Elles ont entamé profondément un système de valeurs partagées, l’idée ancrée chez les enseignants que leurs missions dépassent le cadre d’un métier ordinaire, leur sens de l’intérêt général… Ils
ont eu l’impression d’être dépossédés de leur métier par un flot torrentiel des réformes.
Le concept d’employabilité est au cœur de vos critiques : pourquoi ?
Dans le discours des institutions internationales et de plus en plus dans celui des responsables nationaux, l’école a pour fonction de produire des ressources
humaines ou du «capital humain». L’employabilité est devenue la norme qui organise les mutations de l’école. L’idéologie de la professionnalisation a pénétré l’université et l’ensemble du
système, jusqu’aux premiers niveaux de l’enseignement. Prenons le «socle commun de compétences» [introduit au collège puis en primaire, il
liste les aptitudes que l’élève doit acquérir, à côté des connaissances]. Ces compétences ont été fixées par l’OCDE et par la Commission
européenne à partir de critères d’employabilité, en fonction de considérations économiques et non pas pédagogiques. On va jusqu’à redéfinir les programmes, l’évaluation, la pédagogie.
Mais est-ce critiquable que les jeunes veuillent des débouchés à la fin de leurs études
?
Certes non, et ce n’est pas nouveau. L’école républicaine avait idéalement trois missions - former l’homme, le citoyen et le travailleur. Il est normal que dans une
économie où près de 95% de la population ne dispose pas de ses propres outils de travail, le souci de l’insertion professionnelle soit constant, surtout en période de chômage important des
jeunes. Mais nous tombons dans un écueil : celui de réduire la mission de l’école et de l’université aux débouchés professionnels, à partir d’une définition utilitariste des contenus
d’enseignement. Or, une solide formation intellectuelle ne nuit pas à l’emploi, bien au contraire. Mais avec la logique des compétences, on définit ce qu’il faut acquérir aux différents âges en
vue de l’employabilité à 16 ans. Comme si les usages de la force de travail par les employeurs devaient imposer à l’école ce qu’elle devait transmettre. Ce sont les économistes, notamment
ceux des institutions internationales, qui définissent les fonctions et les missions de l’école. Il s’agit là d’une rupture majeure.
Comment ces changements conduisent-ils au creusement des inégalités constaté aujourd’hui
?
Avec le consensus ambiant, il paraît normal à beaucoup que les établissements doivent être en concurrence, attirer les meilleurs élèves et étudiants, faire de la
publicité pour leurs formations, trouver le plus d’argent possible. Or, tout cela a des effets inégalitaires et conduit à une polarisation sociale des établissements, de plus en plus assumée dans
le supérieur et de plus en plus évidente dans le primaire et le secondaire.
Ces changements - la concurrence généralisée et la transformation entrepreneuriale du système - ont accentué et renouvelé les mécanismes de la reproduction sociale
en donnant à l’argent et aux réseaux familiaux un poids grandissant. Les classes favorisées assurent leur reproduction plus efficacement qu’avant. Ce ne sont plus les voies nobles de l’élitisme
républicain - comme l’Ecole normale supérieure - qu’elles privilégient. Ce sont désormais HEC et les écoles commerciales qui attirent les meilleurs élèves, y compris dans les filières
littéraires. Nous vivons la grande revanche de l’argent sur la culture.
Depuis vingt ans, les politiques éducatives d’inspiration néolibérale ont ainsi aggravé les inégalités comme le montre le recul de la part des enfants des classes
populaires à l’université. La concurrence entre établissements et la libéralisation de la carte scolaire ont encouragé l’apartheid scolaire. Rappelons que les deux finalistes, de droite et de
gauche, à la présidentielle de 2007 [Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal] étaient favorables à la suppression ou, au moins, à un très grand
assouplissement de la carte scolaire.
La gauche ne se distinguerait pas de la droite ?
Ces vingt ou trente dernières années, le néolibéralisme s’est imposé comme une norme aux gouvernements de droite comme de gauche. La droite a été la plus agressive
dans la réforme néolibérale, jusqu’à affaiblir aujourd’hui gravement le système éducatif. La gauche au pouvoir n’a jamais remis en question le nouveau modèle managérial et concurrentiel, bien au
contraire. Elle n’a pas voulu comprendre que la transformation des systèmes publics par les principes du management était l’une des formes de déploiement du capitalisme contemporain. Celui-ci ne
se contente pas de déréguler les marchés de biens, du travail et des capitaux. Il transforme aussi l’action publique. Il la «met en marché», c’est-à-dire y impose la logique de la concurrence et
le modèle de l’entreprise. Cette «marketization», comme disent les anglo-saxons, est
aujourd’hui le cœur de la transformation de l’école et de l’université.
Il n’y a donc pas de vision alternative de l’école à gauche…
La pensée de la gauche dite de gouvernement s’est effondrée en matière d’éducation. Il suffit de regarder ce que propose le PS pour s’en apercevoir. La question d’un
projet alternatif se pose avec urgence aux partis, aux syndicats et aux associations. Depuis les années 80, on assiste à un morcellement des réflexions et à une profonde dépolitisation de la
question scolaire. Les considérations se sont technicisées. Elles portent sur l’organisation scolaire et la pédagogie sans plus aucune référence à un projet d’émancipation. Dans ses plus grands
moments - il suffit de penser à Jaurès -, la pensée progressiste sur l’éducation avait construit un projet de transformation en articulant une vision de la société, une mission pour l’école, une
définition du métier enseignant et une orientation de la pédagogie.
Comment voyez-vous «l’école post-capitaliste» que vous appelez de vos vœux ?
Vaste chantier. Qu’est-ce qu’une école démocratique ? Premièrement, c’est une école qui réduit les inégalités entre les enfants des différentes classes sociales.
Mais elle ne peut le faire qu’en étant partie prenante d’un grand mouvement de réduction des inégalités dans toute la société. Jaurès disait en substance : «Nous ne ferons pas
l’école socialiste au milieu de l’océan du capitalisme.» C’est encore vrai. Une école démocratique ne pourra vraiment se développer que dans une société où l’égalité sera promue comme valeur
essentielle.
Mais comment faire plus d’égalité?
Tout est revoir sous cet angle : les méthodes d’enseignement, les contenus, l’articulation des niveaux d’enseignement, la mixité scolaire des établissements.
Deuxièmement : dans la perspective d’une telle société démocratique, l’école doit former des individus ayant des outils communs de compréhension du monde, en particulier sur le plan social et
économique. Elle doit leur fournir des instruments de jugement moral et politique qui leur permettent d’être les citoyens de «la démocratie
réelle», selon l’expression des Indignés. La lutte contre les inégalités sociales et économiques est inséparable de la lutte pour la
démocratie politique effective. Cela suppose une société où le capitalisme ne régnerait pas en maître absolu comme aujourd’hui.
Vous ne seriez pas un peu nostalgique de l’ancienne école ?
En aucune façon. On taxe toujours un peu vite de passéistes les gens qui critiquent les réformes, ou plutôt les contre-réformes actuelles pour mieux justifier son
propre aveuglement ou sa soumission à l’ordre néolibéral. Il s’agit pour nous d’échapper au débat stéréotypé entre les «pédagogues» supposés modernes et les «républicains» que l’on dit
nostalgiques d’un âge d’or de l’école. La réinvention de l’école démocratique mérite mieux qu’un retour à de vieux conflits.
(1) Il a aussi signé la préface de «l’Ecole en Europe, politiques néolibérales et résistances collectives», sous la direction de Ken Jones, La Dispute,
2011.
VÉRONIQUE SOULÉ