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20 mars 2011 7 20 /03 /mars /2011 08:05


Jadis propriété, puis exploitation, désormais l’agriculteur est à la tête d’une entreprise agricole. A la tête, même s’il est le plus souvent seul avec sa famille à pourvoir au travail. Etre à la tête distingue et sépare celui qui dirige de celui qui travaille, encore plus de ce qui est travaillé. Il y a à faire dans ces différenciations la lecture d’une mutation que l’on peut signifier ainsi : le passage d’une agriculture « normale » à une agriculture industrielle. L’agriculteur, je parle du « petit », a vécu cette transformation linguistique, qui n’est pas de son initiative, sans se rendre compte des implications, cependant avec une certaine fierté. Pensez donc ! Passer du statut de paysan à celui de chef d’entreprise, c’était passer de celui de bouseux à celui d’acteur économique, passer de l’agriculture vivrière qui nourrit la famille et le proche alentours à une agriculture qui commerce avec le lointain dans un rapport d’échange qui produit des liquidités. La marque extérieure de cette mutation, le désir d’appartenance se lit à l’usage d’un gros pick-up, le plus souvent inutile, quoique onéreux, où, il y a peu, suffisait la 4L. Il faut aux êtres humains les mots et davantage, cultiver et donner le spectacle de leur image comme l’enfant souhaite pour aller à l’école un cartable portant la marque du jour ; l’un comme l’autre, l’agriculteur et l’enfant, ont besoin d’être dans le coup. Dans l’affaire, l’agriculteur, mais encore l’artisan, le commerçant, s’est vu imposé le vocable de chef d’entreprise sans y avoir jamais pensé. Changeant de statut, et l’acceptant, tout ce monde a été aspiré et conduit de l’extérieur à changer de mode de vie et de manière de  penser la vie. Dès lors, délaissant une économie à échelle humaine, les agriculteurs sont entrés dans une économie administrée, non pas sur le modèle soviétique, mais libéral, avec ses critères  de comptabilité, de performance et de rentabilité.

 

Autre exemple. Toujours dans l’agriculture. Je lis, en marge du cahier journal remplit par la personne que j’emploie : 1UTH, 2 UTH. Qu’est-ce cela ? Je m’en doute. 1 Unité de Travail Humain, 2 Unités de Travail Humain, m’est-il répondu. Où avez-vous appris cela ? En formation. Bien ! Ainsi, subrepticement, de manière indolore, cette personne a été informée que tel travail nécessite le travail d’1 homme ou de 2.  Pardon ! D’un certain nombre d’unités de travail. A-t-elle pris conscience qu’on mesure la quantité de travail effectué et qu’on établit ainsi des normes ? Que le travail effectué par un homme pourrait l’être par un autre, selon ses aptitudes physiques, où plus rapidement ou plus lentement ? Qu’il ya dépersonnalisation du travail ? Que l’homme est rendu à l’état d’outil ? Non ! Car lorsqu’il m’est annoncé ce qui signifie 1 UTH, 2UTH, je sens cette fierté de m’apprendre quelque chose, de m’apporter la preuve que quelque chose m’échappe. Et le formateur, lui, s’est-il posé la question de savoir ce qu’il faisait passer ? A-t-il informé son formé du sens contenu dans ce sigle, des implications ? Non ! Car le formateur assoie sa puissance dans son savoir, sans trop se poser la question de la servitude qu’il propose, et c’est la seule chose qui lui importe : sa puissance. Comptabilité encore. Rationalisation aussi. Mais surtout déperdition de ce qu’est un homme qui n’est plus considéré que comme une capacité de travail normalisé. Il est vrai que c’est à Hayek, le père spirituel de Milton Friedman, à qui l’on doit la notion de capital humain (capital humain !) dont dérive UTH. On pourrait encore épiloguer de la sorte sur le terme de Directeur des ressources humaines.

 

La révolution qu’on devrait recommander, la première résistance, serait d’être attentif et de refuser cette contamination linguistique dont nous sommes tous atteints afin de ne point nous mettre en position de faiblesse. Car de l’usage de certains mots on informe et on instruit sa pensée.

 

Etiemble rapportait, il y a déjà longtemps, dans son livre Parlez-vous franglais ? (page 233) « ….le colonel Ricard traitait en ces termes de ce qu’il appelle Formes rédactionnelles et formalisme : « Dans l’Union occidentale du Pacte de l’Atlantique, il se pose un problème de langue et une certaine difficulté d’échanges verbaux……Il s’agit d’être entendu et compris….A l’unité et à l’interchangeabilité, chaque allié doit faire le sacrifice d’une habitude. C’est à ce prix que tomberont les barrières du langage et, plus pernicieuses encore les barrières de la pensée…….Ne dites pas : pensez d’abord de même, vous trouverez une expression commune. Non, trouvez une expression commune et bientôt vous penserez de même ». «  Et bientôt vous penserez de même ». Tout est dit. Formation ou formatage ? Pensée unique ou pensées plurielles ?

 

Ainsi l’agriculteur, mais pas seulement lui, nous tous, pensons ce que nous donne à penser la pensée libérale et son vecteur l’anglais. Ce qui permettait à Alfred Sauvy, en 1953 (déjà !), d’écrire un article dans Le Monde sous le titre qui n’a pas besoin d’être explicité :De l’abandon linguistique à la servitude. Ainsi donc, la maîtrise et le bon usage des mots français à son importance que nous aurions tort de mésestimer si nous entendons rester libre et en responsabilité.

 

Voici maintenant ce que dit, comparant des langues, page 183 de Pluriel, Stéphane Hessel : « Il y a une perte de connaissance de la langue allemande par les Français qui est très regrettable, sur un plan économique et commercial, bien sûr, mais même sur un plan culturel, car ce sont deux langues qui ont des caractéristiques complémentaires. Quand un esprit travaille dans ces deux langues, il s’enrichit et devient verbalement plus capable, alors que la langue anglaise n’ajoute rien de très décisif à la langue française. Cela tient à la syntaxe. Le français est une langue admirable par son côté analytique : une pensée se développe à partir de différents termes –sujet, verbe, complément –et elle est d’une clarté inégalée.  L’allemand à une exceptionnelle capacité à ramasser les termes et la pensée, de sorte qu’une thèse exposée dans cette langue lui donne son plein sens et devient difficilement réfutable, alors qu’une thèse exposée en français ne donne pas lieu à la même solidité de pensée. Tout au long de ma vie, j’ai pu constater à quel point ces deux langues étaient complémentaires….. ». «…. alors que la langue anglaise n’apporte rien de décisif à la langue française » (je souligne), dit Hessel.  Aussi pourquoi cet acharnement de François Copé à jouer contre le français et à vouloir faire de l’anglais la langue universelle, sinon pour nous convertir et nous ouvrir définitivement au libéralisme. On lira attentivement l’article : Halte au totalitarisme linguistique  de l’Ufal (Union des familles laïques) : http://www.ufal.info/divers/halte-au-totalitarisme-linguistique-de-m-cope/4067#more-4067

 

Pour apporter un complément de compréhension au sujet, il n’est certainement pas inutile d’être attentif à ce qu’écrit Castoriadis, pages 49-50 dans le livre Thucydide, la force et le droit : « Kant est obligé de postuler tacitement – et cela au point que je suis convaincu qu’il n’en a pas conscience et qu’on ne trouvera pas un passage chez lui où il montre qu’il en a conscience – que le fait qu’il écrit en allemand n’influe en rien sur le contenu de sa pensée. Or c’est faux, est la preuve en est que quand on lit en traduction un livre dont on ne peut vraiment pas dire qu’il soit écrit dans une langue poétique, un livre qui est aussi « objectif » que possible comme la Critique de la raison pure, et d’ailleurs tant d’autres écrits de Kant, on perd quelque chose – quelque chose de philosophique. On n’aura pas la même expérience avec un traité de mathématiques, dans la mesure où un tel traité est ou tend à être un pur algorithme. Les philosophes –je ne parle pas des ethnologues et des linguistes, qui, eux, ont été beaucoup plus lucides sur la question – en sont arrivés à reconnaitre, tant bien que mal, qu’il ne faut certainement pas  postuler cela. Ainsi Merleau-Ponty qui, si j’ai bonne mémoire, écrit que le langage, comme le sensible,« empiète » sur le tout, expression à mon avis encore trop faible. Le langage coopère activement à la transformation de cette espèce de chaos informe que sont mes représentations et mes pensées non exprimées en quelque chose qui, même si je ne le transmets pas à un autre, même dans un monde le plus solipsiste, a une véritable existence pour moi. »

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